ENFERMÉ

ENFERMÉ

Une pièce où Jim est seul. Faites lui retrouver ses esprits avant l'arrivée des docteurs.

"Jim"

ENFERMÉ

par Le Yéti

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Où l'homme tente de s'en sortir

Il y avait chez cet homme, que nous appelerons Jim par souci d'attachement, une capacité incroyable à se souvenir des choses positives et heureuse de sa vie. Il lui suffisait de s'allonger par terre et de ressentir les vibrations légères et imperceptibles dans le tissu qui recouvrait toutes les surfaces de la pièce. Il était heureux à ce moment précis, vous voyez ?

Il chercher à se souvenir de la chambre de sa fille.

Où l'homme pense à sa fille

Il y avait chez lui une petite chambre où dormait et vivait sa fille. Elle avait 8 ou 9 ans quand il a disparu. Elle avait un petit lit entièrement recouvert de peluches qu'elle refusait de déplacer ; elle dormait alors à même le sol, sur un petit matelas. Jim refusait de penser plus longtemps à sa fille et préférait concentrer ses pensées sur le souvenir de sa femme.

Où l'homme se rappelle d'un mauvais souvenir

Un soir, poussé par un accès de colère qui ne lui ressemblait déjà pas, Jim s'était introduit dans la chambre de sa fille et avait récupéré les peluches. Ce fut une dizaine d'aller-retours, entre la chambre de sa fille et la grande poubelle en plastique.

Jim avait ensuite sorti la poubelle, comme s'il s'agissait d'un jeudi soir comme les autres. Il était resté éveillé toute la nuit ; sa femme dormait à poings fermés à ses côtés. Vers les six heures, le camion était arrivé. Jim s'était levé et avait observé silencieusement depuis la bow-window de sa chambre.

Il avait souri en attendant le camion repartir.

Maintenant, en y repensant, il aurait préféré en parler à sa femme. Lui dire ce qu'il pensait de sa fille et sa passion pour les peluches qui semblaient envahir sa vie. Dans sa chambre, Jim essayait de trouver les mots pour demander pardon à sa femme.

Où l'homme pense à sa femme

Ils s'étaient rencontré sans doute trop tardivement. Jim avait vécu plusieurs années avec une jeune femme qui avait préféré partir, un peu sans prévenir. Il avait vécu seul, quelques années de célibat ne faisant jamais de mal. Ou c'était ce que son père, qui avait fait de même, lui avait répété plus jeune.

Il avait rencontré sa deuxième femme lors d'une meeting des Alcooliques Anonymes. Elle était assise au premier rang, à quelques pas du petit buffet sans prétention. Elle était montée sur scène, avait partagé avec les autres son expérience et puis, en redescendant vers son siège, avait croisé le regard de Jim. Les fois suivantes, ils s'étaient assis à côté, silencieusement, comme sous l'injonction d'un accord tacite.

Et puis ils s'étaient aimés, doucement, tranquillement. Jim voulait se souvenir d'un dîner bien particulier. Sa mémoire lui refusait l'accès à une soirée précise qui semblait avoir laissé chez lui un goût amer dans la bouche. Enfin, il souriait à l'évocation d'une mauvaise décision qu'il avait prise.

Mais c'était le dîner qui remontait toujours à la surface.

Où l'homme se rappelle d'un dîner

Elle avait mis des bougies et sa plus belle robe. Sur la table, il y avait de la vaisselle comme on n'en voyait que rarement dans la maison ; les grandes occasions n'étaient que trop rares.

En rentrant dans la pièce, Jim avait senti que quelque chose avait changé chez sa femme. Elle avait l'air de voler à quelques centimètres du sol. Une bonne nouvelle sans doute.

Elle était pourtant mauvaise pour Jim. Sa femme avait quitté son travail et voulait se consacrer à sa fille et à sa maison. Et à son époux. En le disant, elle lui avait caressé la main. Il avait souri, méchaniquement.

Mais rien n'allait pour lui. Rien. Il avait perdu son emploi des mois avant et avait caché tout ça à sa femme. D'un geste brusque il avait renversé la table et s'était jeté sur sa femme.

Que s'était-il passé par la suite ?

Mais c'était cette soirée... il n'arrivait pas à s'en défaire.

Où l'homme se rappelle d'une soirée

Quelques mois après la naissance de sa fille, Jim n'arrivait pas à dormir. Seul, dans son lit, il attendait le retour de sa femme qui s'occupait du bébé. Dans le silence de la chambre, il avait remarqué qu'il pouvait voir si ses idées avaient les bonnes couleurs.

Lorsqu'il pensait à ses addictions passées, ses délires prenaient des couleurs remarquables. Il y avait de l'or et de l'argent sur les murs et les objets. La pièce entière prenait des airs d'opéra : le plafond s'éloignait et tout autour de lui, Jim aperçevait des frises superbes et ciselées de pierres précieuses.

Lorsque sa femme était entrée, elle avait bien remarqué que tout n'allait pas comme d'habitude. Mais elle n'avait rien dit. Elle s'était tue. Elle savait sans doute pour Jim. Elle savait qu'il était déjà malade.

Des années plus tard, elle avait réagi comme il fallait et cela rendait Jim heureux. Car elle avait fait le bon choix lorsqu'il avait essayé de la tuer. Car c'était elle qui l'avait repoussé et c'était elle qui avait appelé les médecins !

Malgré tout ses efforts, il n'arrivait pas à penser à autre chose.

Où l'homme se rappelle d'une mauvaise décision

Dans le supermarché, Jim avait repris connaissance au rayon des surgelés. Ses mains reposait sur la rembarde en plastique, le bout de ses doigts était légèrement insensible à cause du froid. Il ne s'était pas demandé ce qu'il faisait là, il avait juste fouillé l'air de rien dans sa poche, à la recherche d'une liste de courses.

Ses poches étaient vides à l'exception de ses clés de voiture. Jim ne savait pas l'heure qu'il était ; il avait faim, comme s'il n'avait pas mangé depuis plusieurs jours. Un des agents de la sécurité est arrivé par derrière et l'a plaqué au sol, avec une brutalité déconcertante. Jim n'avait pas eu le temps de réagir mais son cerveau continuait à avancer seul ; il se répétait en boucle qu'il n'aurait pas du être là, qu'il devait dîner avec sa femme, qu'elle l'attendait, qu'il y avait un bon repas et une bonne nouvelle pour lui.

Mais c'était trop tard pour Jim. Il savait, d'une manière ou d'une autre, qu'il ne reverrait plus jamais sa femme. Et ça ne le rendait étonnamment pas triste.

Jim se frottait les yeux. Il ne lui restait qu'un air, une chanson, qu'il avait depuis bien longtemps oublié... Il devait essayer de s'en souvenir. Il voulait avoir au moins quelque chose à quoi s'accrocher. Il voulait repousser toutes les mauvaises nouvelles et les cris qui résonnaient dans sa tête. Depuis bien longtemps il n'avait pas vu l'opéra qu'il était capable d'imaginer autour de lui.

Où l'homme pense à cette chanson

Sur la petite terrasse où sa mère avait pris un dernier verre avant de se jeter dans le vide, Jim et son père aimaient écouter un vieux vinyle. La chanson était vieille et sans doute déjà ringarde lorsqu'elle était sortie. Le chanteur s'appellait Charles Bartins. L'air était un mélange de pop sirupeuse et de cordes sublimes ; sa voix montait haut et descendait bas ; sur la jaquette, il était maquillé et habillé de noir, on aurait dit un grand ténor. Les paroles étaient incompréhensibles, quelque part entre de l'allemand et du yaourt.

Mais Jim aimait cette chanson. Il savait que c'était sa chanson.

Le loquet de la porte tinta et Jim n'était plus seul.

Où l'homme reçoit la visite de trois docteurs

Les trois hommes se tenaient sur le palier et jetèrent un œil à la pièce où Jim n'avait laissé aucune marque particulière. Ils lui posèrent des questions, encore et encore.

Ils trouvèrent Jim étonnament clair et précis. Ils cherchèrent des excuses. L'un d'eux dit qu'il s'agissait peut-être d'un bon jour ; un autre félicita les médicaments ; le troisième toutefois semblait croire à une rémission. Jim fut félicité et l'on lui fit la promesse qu'il pourrait, un jour prochain, revoir sa femme et sa fille. Sa fille qui a bien grandi depuis.

Les docteurs quittèrent la pièce, laissant Jim seul, un large sourire sur le visage. Il était heureux. Il allait sans doute bientôt sortir.

Au bout d'une longue heure d'un dialogue étrange, les docteurs se concertèrent dans un coin de la pièce pendant quelques instants. Leur décision était déjà toute prise : l'état de Jim ne s'améliorait pas et les traitements de choc ne semblaient rien changer. Ils continuèrent à discuter en sortant. La porte se refermera sur Jim, seul, les yeux clos, murmurant un air d'une chanson oubliée par tous.

FIN